Jusqu'à 140 tonnes de pesticides sont stockés dans les nuages français avant de contaminer les sols et les eaux via la pluie selon les chercheurs. Qu'est-ce que cela représente ? Photo : Canva
DECRYPTAGE. Il pleut des pesticides en France. C’est l’info tombée du ciel début septembre suite à la publication d’une étude franco-italienne. De 6 à 140 tonnes de ces substances chimiques « venues d’ailleurs » graviteraient au-dessus de nos têtes via les nuages. Avant de contaminer sols et eau par la pluie. Est-ce beaucoup, peu ? Comment ce phénomène est-il possible ? Inspirons ! fait le point avec Henri Wortham, chercheur au Laboratoire de Chimie de l’Environnement d’Aix-Marseille Université.
Les chercheurs concluent que la majorité des pesticides détectés dans les nuages français proviennent « d’ailleurs », puisque interdits en Europe. Comment expliquer que ces pesticides soient transportés sur de si longues distances et qu’ils restent actifs ?
Henri Wortham : Les molécules de pesticides migrent dans l’atmosphère sous deux formes : une phase gazeuse, où elles sont absorbées par les particules en suspension, et une phase particulaire, où elles se dissolvent dans les gouttelettes d’eau des nuages. Dans cette phase particulaire, la plus chargée en pesticides, leur vitesse de dégradation est jusqu’à cent fois plus lente qu’en phase gazeuse. Concrètement, quand les molécules de pesticides vivent une journée en phase gazeuse dans l’atmosphère, elles s’y accumulent et restent actives 100 jours en phase particulaire. Les pesticides ont donc la possibilité de se retrouver en nombre dans les nuages et ont le temps de parcourir de longues distances sous la force des vents et des masses d’air.
Est-ce que l’interdiction de ces pesticides en Europe explique systématiquement une provenance plus lointaine ?
H.W. : L’étude a décelé des pesticides interdits d’utilisation et de production en Europe. Vu les transports météorologiques, il est possible qu’une part provienne d’Afrique, un continent où l’agriculture est importante et où des stocks de ces pesticides peuvent encore être disponibles. Mais les nuages français contiennent aussi une part de pesticides issue de traitements locaux. Avant d’être interdits, ces pesticides étaient des composés autorisés, dont certaines molécules persistent encore dans l’environnement. C’est d’ailleurs leur résistance à la dégradation qui a motivé leur interdiction, plus que leur toxicité. Il est possible que ces pesticides encore présents au sol soient transportés par des mécanismes de réenvol dans l’atmosphère. C’est le transport par phénomène de sauterelle, qui exprime le saut des substances chimiques d’un endroit à l’autre.
Parmi les pesticides retrouvés dans les nuages français, une part provient de traitements chimiques locaux précise Henri Wortham. Photo : Canva
De 6 à 140 tonnes de pesticides retrouvés dans les nuages d’Auvergne, qu’est-ce que cela représente ? Peut-on généraliser ces mesures à l’ensemble du ciel français ?
H.W. : Les pesticides se retrouvent en quantité substantielle dans l’atmosphère. Cela ne signifie pas forcément que l’on va tous les inhaler ou les ingurgiter, mais on sait que cette quantité sera déposée au sol à un moment ou un autre. Si l’on ramène ce tonnage – impressionnant par son chiffre – en hectares, cette proportion de pesticides est bien moins importante que lorsqu’un cultivateur traite sa parcelle avec ces produits phytosanitaires chimiques. Cette charge de pesticides dans les nuages français reste donc infime, et heureusement, car les pesticides sont des poisonsdestinés à tuer des organismes vivants. Mais cela n’empêche pas ces pesticides d’être actifs. Sur toute la France, puisque les prélèvements ont été effectués dans les hauts de l’atmosphère.
« Les produits de dégradation des pesticides sont plus toxiques que les pesticides dont ils sont issus. » Henri Wortham
On retrouve ces pesticides dans l’air, les sols, l’eau… Les experts en santé environnementale redoutent ces expositions croisées et un « effet cocktail chimique » de leurs molécules…
H.W. : …auxquelles il faut ajouter leurs produits de dégradation. C’est une chose sur laquelle nous travaillons au Laboratoire de Chimie de l’Environnement de l’Université Aix-Marseille. Par exemple, le phosgène, que l’on utilisait comme gaz de combat lors de la guerre de 1914. Il est le produit de dégradation du pendiméthaline, un herbicide. Le phosgène est en réalité beaucoup plus toxique que le pesticide dont il est issu. Quant à l’effet cocktail chimique entre pesticides, on a en effet peu d’informations sur leur toxicité quand ils se mélangent.
Pour revenir aux nuages français chargés en pesticides, les chercheurs soulignent la pollution des sols et de l’eau. Quel est leur impact sur l’air ?
Il faut savoir que l’eau qui se déverse depuis un nuage n’est qu’une petite partie de la quantité d’eau globale qu’il contient. Tous les pesticides qu’ils renferment ne se déversent donc pas sur les sols. En ce qui concerne l’air, la contamination par les pesticides est réelle. Mais elle ne se produit pas lors des épisodes de pluie proprement dit, qui vont plaquer les pesticides au sol. L’air est surtout contaminé par le phénomène de réenvol des molécules de pesticides que l’on évoquait précédemment.
Selon les auteurs de l’étude, cette pollution aux pesticides depuis les nuages touche aussi des zones non agricoles ou exemptes d’usage phytosanitaires chimiques. Le phénomène impacte donc aussi les cultures biologiques…
H.W. : Le zéro pesticide n’existe pas, même en culture biologique. Pour savoir dans quelle proportion ces cultures biologiques sont contaminées par les pesticides présents dans les eaux de pluie, il faudrait relever la quantité de molécules dans l’atmosphère et la diviser par le nombre d’hectares par an. Mais dans tous les cas, la contamination de ces produits chimiques via l’eau de pluie est bien moins importante que celle générée par l’usage de pesticides en culture conventionnelle.
Début septembre, la Cour administrative d’appel de Paris a ordonné à l’Etat de réexaminer ses autorisations de mise sur le marché des pesticides. De quoi présager une France qui autorise moins de pesticides selon vous ?
H.W. : Je ne pense pas que cela conduira à l’élimination de certaines molécules chimiques de pesticides. Ce qui serait pertinent, c’est de revoir les cahiers d’homologation de mise sur le marché des pesticides. Ces derniers ont été produits dans le cadre d’une loi de 1970, quand les pesticides d’usage étaient tous dégradables en phase gazeuse. La convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants de 2009, qui autorise la persistance de ces molécules pesticides dans l’atmosphère durant deux jours, se rapporte à cette phase de dégradation gazeuse. Or, les produits phytosanitaires de remplacement ont introduit des pesticides qui se dégradent aussi en phase particulaire. Comme évoqué au début de notre échange, cette dégradation est beaucoup plus lente qu’en phase gazeuse. A ce titre, elle représente une toxicité et un danger aussi importants. Mais actuellement, les cahiers d’homologation de la mise sur le marché des pesticides n’en tiennent pas compte.